Face aux difficultés financières que peuvent rencontrer les entreprises, deux mécanismes juridiques distincts mais potentiellement complémentaires se démarquent : l’affacturage, technique de financement à court terme, et la sauvegarde de justice, procédure collective préventive. Leur interaction suscite de nombreuses questions pratiques pour les professionnels du droit et les dirigeants d’entreprise. Comment ces deux dispositifs s’articulent-ils lorsqu’une entreprise bénéficiant d’un contrat d’affacturage entre en procédure de sauvegarde ? Quelles conséquences juridiques en découlent ? Cette analyse approfondie vise à éclairer les zones d’ombre de ce carrefour juridique complexe et à proposer des stratégies adaptées aux différentes situations rencontrées par les acteurs économiques.
Fondements juridiques et mécanismes de l’affacturage face à la sauvegarde
L’affacturage, technique de mobilisation de créances commerciales, repose sur un cadre juridique spécifique. Défini à l’article L.313-23 du Code monétaire et financier, ce mécanisme permet à une entreprise (le cédant) de transférer ses créances commerciales à un établissement financier spécialisé (le factor) qui en assure le recouvrement et peut, selon les contrats, garantir contre les risques d’impayés. En contrepartie de ce service, le factor verse immédiatement une grande partie du montant des créances cédées, améliorant ainsi la trésorerie du cédant.
La sauvegarde de justice, quant à elle, constitue une procédure collective préventive instaurée par la loi du 26 juillet 2005 et codifiée aux articles L.620-1 et suivants du Code de commerce. Cette procédure vise à faciliter la réorganisation de l’entreprise afin de permettre la poursuite de l’activité économique, le maintien de l’emploi et l’apurement du passif. À la différence du redressement judiciaire, elle intervient avant la cessation des paiements et résulte d’une démarche volontaire du dirigeant.
L’articulation entre ces deux dispositifs soulève des questions juridiques complexes, notamment en ce qui concerne le sort des contrats d’affacturage en cours lors de l’ouverture d’une procédure de sauvegarde. L’article L.622-13 du Code de commerce pose le principe de la continuation des contrats en cours durant la période d’observation, mais ce principe général connaît des applications particulières en matière d’affacturage.
Le traitement des cessions de créances antérieures à la procédure
Les créances cédées au factor avant le jugement d’ouverture de la procédure de sauvegarde sortent définitivement du patrimoine du cédant. La Cour de cassation a confirmé cette position dans un arrêt de principe du 7 décembre 2004 (Cass. com., 7 déc. 2004, n° 02-20.732), considérant que ces cessions sont opposables à la procédure collective ultérieure. Ainsi, le factor peut poursuivre le recouvrement de ces créances directement auprès des débiteurs cédés sans que ces sommes n’intègrent la procédure de sauvegarde.
Cette solution s’explique par l’effet translatif immédiat de la cession de créance, qui opère un transfert de propriété dès l’échange des consentements, conformément à l’article L.313-27 du Code monétaire et financier. Ce mécanisme constitue une protection significative pour les factors, qui échappent ainsi partiellement aux effets de la procédure collective.
- Opposabilité des cessions antérieures à la procédure de sauvegarde
- Maintien du droit de recouvrement direct du factor
- Exclusion des créances cédées de l’actif disponible pour les autres créanciers
Toutefois, cette protection connaît des limites, notamment en cas de fraude ou lorsque les formalités d’opposabilité n’ont pas été correctement accomplies. La jurisprudence a ainsi précisé que la notification au débiteur cédé reste une condition déterminante de l’opposabilité de la cession à la procédure collective.
Conséquences de l’ouverture d’une procédure de sauvegarde sur le contrat d’affacturage
L’ouverture d’une procédure de sauvegarde entraîne des effets juridiques majeurs sur le contrat d’affacturage en cours. Premier point fondamental : le contrat-cadre d’affacturage est soumis au régime des contrats en cours prévu par l’article L.622-13 du Code de commerce. Cette qualification a été confirmée par la jurisprudence (Cass. com., 2 oct. 2012, n° 11-23.213), qui considère que le contrat d’affacturage constitue un ensemble contractuel unique et continu.
En pratique, cette qualification signifie que l’administrateur judiciaire dispose du pouvoir de décider de la poursuite ou non du contrat d’affacturage. S’il opte pour la continuation, le factor est tenu de poursuivre ses prestations selon les modalités initialement prévues. Cette décision s’inscrit dans une stratégie globale de restructuration de l’entreprise en difficulté, l’affacturage pouvant constituer un outil précieux de financement durant la période d’observation.
La poursuite du contrat d’affacturage présente plusieurs avantages pour l’entreprise en sauvegarde, notamment le maintien d’une source de financement à court terme indispensable à la poursuite de l’activité. Néanmoins, cette situation place le factor dans une position délicate, puisqu’il doit continuer à financer une entreprise dont la santé financière est fragilisée.
Le sort des créances nées postérieurement au jugement d’ouverture
Un aspect particulièrement délicat concerne le traitement des créances nées après l’ouverture de la procédure de sauvegarde. Selon l’article L.622-17 du Code de commerce, ces créances postérieures bénéficient d’un traitement privilégié lorsqu’elles sont nées pour les besoins de la procédure ou de la période d’observation. La question se pose alors de savoir si les créances cédées au factor après le jugement d’ouverture peuvent être considérées comme régulièrement transférées.
La Cour de cassation a apporté des précisions importantes dans son arrêt du 16 septembre 2014 (Cass. com., 16 sept. 2014, n° 13-17.189), en considérant que les cessions de créances intervenues après l’ouverture de la procédure sont valables si le contrat-cadre est poursuivi. Cette solution s’explique par la nature même du contrat d’affacturage, qui constitue une convention unique dont les cessions de créances ne sont que des actes d’exécution.
Pour le factor, cette jurisprudence favorable comporte néanmoins des risques pratiques. En effet, la poursuite du contrat l’oblige à financer des créances dont la qualité peut être incertaine, alors même que l’entreprise cédante traverse des difficultés. Pour se protéger, les factors incluent généralement dans leurs contrats des clauses d’agrément leur permettant d’apprécier la qualité des créances proposées à la cession.
- Validité des cessions postérieures au jugement d’ouverture si le contrat est poursuivi
- Nécessité d’un agrément spécifique du factor pour les nouvelles créances
- Risque accru d’impayés sur les créances postérieures
Dans cette configuration juridique complexe, la communication entre l’administrateur judiciaire, le débiteur et le factor devient primordiale pour définir les conditions de poursuite du contrat d’affacturage durant la période d’observation.
Stratégies contractuelles préventives et clauses adaptées à la procédure de sauvegarde
Face aux risques juridiques liés à l’ouverture d’une procédure de sauvegarde, les factors ont développé des stratégies contractuelles préventives. La rédaction minutieuse du contrat d’affacturage constitue un levier majeur pour sécuriser la position du factor en cas de difficultés du cédant. Les clauses relatives aux conditions de résiliation méritent une attention particulière, même si leur efficacité se trouve limitée par les dispositions d’ordre public du droit des procédures collectives.
Les clauses résolutoires automatiques en cas d’ouverture d’une procédure collective sont réputées non écrites selon l’article L.622-13-I du Code de commerce. Toutefois, les factors peuvent insérer des clauses de résiliation pour d’autres motifs qui, sans viser directement la procédure collective, permettront de mettre fin au contrat avant même son ouverture, comme la dégradation significative des ratios financiers du cédant.
Les garanties complémentaires constituent un autre axe stratégique pour les factors. La pratique montre que la combinaison de plusieurs sûretés peut renforcer significativement la position du factor :
- Clause de réserve de propriété sur les marchandises vendues
- Cautionnement personnel des dirigeants
- Nantissement de compte d’instruments financiers
- Constitution d’un fonds de garantie suffisamment dimensionné
L’adaptation des modalités opérationnelles du contrat
Au-delà des clauses juridiques, l’adaptation des modalités opérationnelles du contrat d’affacturage peut faciliter sa poursuite pendant la procédure de sauvegarde. La commission d’affacturage, généralement calculée sur le montant total des créances cédées, peut être révisée pour tenir compte de la situation particulière de l’entreprise en sauvegarde.
De même, le taux de financement des créances (pourcentage du montant nominal avancé immédiatement) peut être ajusté en fonction du risque évalué. Cette flexibilité opérationnelle permet d’adapter le contrat aux contraintes de la procédure tout en préservant l’équilibre économique pour le factor.
La Fédération Française des Factors recommande à ses membres d’intégrer dans leurs contrats des clauses spécifiques prévoyant les modalités d’adaptation du service en cas de procédure collective. Ces dispositions contractuelles anticipatives facilitent la transition et réduisent les incertitudes juridiques pour toutes les parties.
Certains factors ont développé des produits spécifiques pour les entreprises en difficulté, avec des modalités adaptées :
- Réduction du taux de financement (60% au lieu de 80-90% habituellement)
- Renforcement des contrôles sur la qualité des débiteurs cédés
- Augmentation du fonds de garantie (jusqu’à 30% du montant des créances)
- Reporting financier renforcé et suivi mensuel des indicateurs clés
Ces adaptations contractuelles permettent de maintenir l’outil d’affacturage comme solution de financement pendant la période de sauvegarde, tout en maîtrisant les risques pour le factor. La jurisprudence reconnaît la validité de ces aménagements contractuels dès lors qu’ils ne constituent pas une modification substantielle des conditions initiales du contrat.
Approche comparative des solutions internationales et perspectives d’évolution
L’articulation entre affacturage et procédures préventives fait l’objet d’approches diverses selon les systèmes juridiques. Le droit anglo-saxon, particulièrement influent dans le domaine du financement des entreprises, traite différemment cette question. Aux États-Unis, le Chapter 11 du Bankruptcy Code, comparable à notre procédure de sauvegarde, prévoit un mécanisme de « cash collateral » qui permet au débiteur de continuer à utiliser les créances données en garantie sous certaines conditions, notamment l’octroi d’une « adequate protection » au créancier.
Le système britannique, quant à lui, accorde une protection plus forte aux mécanismes de cession de créances à titre de garantie (« assignment ») qui résistent généralement mieux aux procédures d’insolvabilité. Cette approche plus favorable aux créanciers s’explique par la tradition juridique anglo-saxonne qui valorise davantage la sécurité contractuelle.
Au niveau européen, le Règlement (UE) 2015/848 relatif aux procédures d’insolvabilité a apporté des clarifications sur les lois applicables aux contrats financiers transfrontaliers, mais n’a pas harmonisé les règles de fond concernant l’articulation entre affacturage et procédures préventives. Cette diversité d’approches crée des difficultés pratiques pour les groupes internationaux utilisant l’affacturage comme outil de financement dans plusieurs pays.
Les innovations juridiques et financières
Face à ces défis, plusieurs innovations juridiques et financières émergent pour faciliter la compatibilité entre affacturage et sauvegarde. Le reverse factoring (ou affacturage inversé), dans lequel l’initiative de la cession vient du débiteur et non du fournisseur, offre une alternative intéressante. Cette technique présente l’avantage de réduire le risque pour le factor puisque c’est la solvabilité du débiteur (souvent une grande entreprise) qui est principalement analysée.
L’affacturage déconsolidant, reconnu par les normes comptables IFRS, permet quant à lui de sortir les créances cédées du bilan du cédant, ce qui améliore ses ratios financiers et peut contribuer à prévenir le recours à une procédure de sauvegarde. Pour être déconsolidant, le contrat doit prévoir un transfert substantiel des risques et avantages liés aux créances, ce qui implique généralement une cession sans recours.
Les plateformes de financement participatif spécialisées dans l’achat de créances commerciales constituent une autre innovation notable. Ces plateformes, qui mettent en relation directe des investisseurs et des entreprises cédantes, proposent parfois des solutions plus souples que les factors traditionnels pour les entreprises en difficulté.
- Développement de l’affacturage inversé (reverse factoring)
- Utilisation croissante de l’affacturage déconsolidant
- Émergence de plateformes de financement alternatif
- Structuration de contrats hybrides combinant affacturage et autres financements
Sur le plan législatif, plusieurs pistes d’évolution sont envisageables pour clarifier l’articulation entre ces deux mécanismes. Une modification de l’article L.622-13 du Code de commerce pourrait explicitement prévoir le régime applicable aux contrats d’affacturage en cas de sauvegarde, sécurisant ainsi la pratique. De même, la création d’un statut spécifique pour les créances cédées dans le cadre d’un contrat d’affacturage poursuivi pendant la procédure permettrait de lever certaines incertitudes actuelles.
Vers une synergie renforcée entre financement et restructuration
L’avenir de l’articulation entre affacturage et sauvegarde de justice s’oriente vers une intégration plus harmonieuse de ces deux dispositifs. Les professionnels du droit et de la finance développent progressivement une approche synergique, où l’affacturage n’est plus perçu comme un obstacle à la restructuration mais comme un outil pouvant faciliter le redressement de l’entreprise.
Cette évolution s’observe notamment dans la pratique des tribunaux de commerce et des administrateurs judiciaires, qui reconnaissent de plus en plus l’utilité du maintien des contrats d’affacturage pendant la période d’observation. La souplesse de ce mode de financement, qui s’adapte au volume d’activité de l’entreprise, présente des avantages indéniables pour une structure en phase de réorganisation.
Les factors eux-mêmes modifient leur approche en développant des offres spécifiques pour les entreprises en procédure préventive. Ces produits, souvent qualifiés d' »affacturage de restructuration », intègrent dès leur conception les contraintes liées à la sauvegarde de justice. Cette spécialisation témoigne d’une maturité croissante du marché et d’une meilleure compréhension des enjeux juridiques.
Le rôle des acteurs institutionnels
Les acteurs institutionnels jouent un rôle croissant dans cette dynamique d’intégration. La Banque de France, à travers sa fonction de médiation du crédit, intervient régulièrement pour faciliter le maintien des lignes d’affacturage lors des périodes de tension financière. De même, Bpifrance a développé des solutions de garantie spécifiques qui peuvent sécuriser les factors acceptant de poursuivre leurs relations avec des entreprises en sauvegarde.
La Commission européenne, dans le cadre de son plan d’action pour l’union des marchés de capitaux, encourage le développement de l’affacturage comme alternative au crédit bancaire traditionnel, y compris pour les entreprises en restructuration. Cette orientation politique pourrait se traduire par des évolutions réglementaires favorisant la sécurisation juridique des opérations d’affacturage en contexte de procédures préventives.
L’émergence de fonds spécialisés dans le financement d’entreprises en difficulté constitue un autre facteur d’évolution. Ces acteurs, souvent issus du private equity, proposent des solutions hybrides combinant apport en capital et rachat de créances commerciales. Leur approche, moins standardisée que celle des factors traditionnels, permet une adaptation fine aux besoins spécifiques des entreprises en sauvegarde.
- Développement de produits d’affacturage spécifiques pour les entreprises en restructuration
- Rôle accru des garants institutionnels (Bpifrance, fonds européens)
- Émergence d’acteurs spécialisés dans le financement d’entreprises en difficulté
- Formation renforcée des administrateurs judiciaires aux techniques de financement alternatif
Pour les dirigeants d’entreprise et leurs conseils, cette évolution implique une approche plus stratégique de l’affacturage, qui doit être envisagé non seulement comme un outil de financement à court terme, mais comme un élément à part entière du dispositif de restructuration. L’anticipation des difficultés et la communication transparente avec le factor avant même l’ouverture d’une procédure de sauvegarde apparaissent comme des facteurs clés de succès.
Les magistrats consulaires sont également appelés à jouer un rôle déterminant dans cette évolution. Leur connaissance approfondie des mécanismes financiers et leur capacité à apprécier l’intérêt du maintien des contrats d’affacturage pour la poursuite de l’activité contribuent à façonner une jurisprudence plus nuancée et adaptée aux réalités économiques.
En définitive, l’articulation entre affacturage et sauvegarde de justice illustre parfaitement les défis contemporains du droit des affaires, constamment tiraillé entre la protection des créanciers et la préservation des chances de redressement des entreprises en difficulté. La recherche d’un équilibre optimal entre ces impératifs contradictoires constitue un chantier permanent pour les praticiens et les législateurs, dans un contexte économique marqué par l’incertitude et la transformation rapide des modèles d’affaires.
