Le marché des compléments alimentaires connaît une expansion considérable depuis plusieurs décennies, avec une valeur mondiale estimée à plus de 140 milliards d’euros. Cette croissance s’accompagne d’un encadrement juridique de plus en plus sophistiqué, tant au niveau européen que national. Face à l’augmentation constante de la consommation de ces produits, les autorités ont dû développer un arsenal réglementaire adapté pour garantir la sécurité des consommateurs tout en permettant l’innovation dans ce secteur. Cet encadrement juridique, à la frontière entre le droit alimentaire et le droit pharmaceutique, présente des spécificités qui méritent une analyse approfondie pour comprendre les obligations des fabricants et les protections offertes aux consommateurs.
Définition juridique et catégorisation des compléments alimentaires
La définition légale des compléments alimentaires constitue le socle fondamental de leur encadrement juridique. Selon la Directive 2002/46/CE du Parlement européen, transposée en droit français par le décret n°2006-352 du 20 mars 2006, les compléments alimentaires sont définis comme « des denrées alimentaires dont le but est de compléter le régime alimentaire normal et qui constituent une source concentrée de nutriments ou d’autres substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique ».
Cette définition juridique opère une distinction fondamentale avec les médicaments, régis par le Code de la santé publique. Un médicament se caractérise par sa présentation comme possédant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies, ou par sa fonction de restauration, correction ou modification des fonctions physiologiques. La frontière entre ces deux catégories demeure parfois ténue, ce qui a donné lieu à une jurisprudence abondante de la Cour de Justice de l’Union Européenne.
Les compléments alimentaires peuvent être classés selon différentes catégories juridiques en fonction de leur composition :
- Les compléments à base de vitamines et minéraux
- Les compléments contenant des substances botaniques
- Les compléments à base d’autres substances à effet nutritionnel ou physiologique
Le régime juridique applicable varie selon ces catégories. Par exemple, les vitamines et minéraux font l’objet de listes positives harmonisées au niveau européen, tandis que les substances botaniques peuvent être soumises à des réglementations nationales divergentes, créant ainsi des disparités au sein du marché unique européen.
La qualification juridique d’un produit comme complément alimentaire ou médicament entraîne des conséquences majeures en termes de régime d’autorisation de mise sur le marché. Un complément alimentaire bénéficie d’un régime de simple déclaration préalable, tandis qu’un médicament nécessite une autorisation de mise sur le marché (AMM) beaucoup plus contraignante.
Cette distinction a donné lieu à un contentieux nourri devant les juridictions françaises et européennes. La jurisprudence Hecht-Pharma de 2009 a établi que la qualification de médicament par fonction ne peut être retenue que si le produit présente un risque significatif pour la santé, critère désormais systématiquement examiné par les tribunaux.
Le Code de la consommation français intègre ces définitions et prévoit des sanctions pour présentation trompeuse d’un complément alimentaire comme médicament. L’article L121-2 considère comme trompeuse toute pratique qui crée une confusion avec un autre bien ou service, notamment en suggérant des propriétés thérapeutiques non démontrées.
Le régime d’autorisation et de mise sur le marché
Contrairement aux médicaments qui requièrent une AMM stricte avant commercialisation, les compléments alimentaires sont soumis à un régime déclaratif simplifié. Cette différence fondamentale explique en partie l’attrait économique du secteur des compléments alimentaires pour les fabricants.
En France, la mise sur le marché d’un complément alimentaire nécessite une déclaration préalable auprès de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF). Cette déclaration doit être effectuée lors de la première mise sur le marché national, même si le produit est déjà commercialisé dans un autre État membre de l’Union européenne.
Le dossier de déclaration doit comporter plusieurs éléments :
- Le modèle d’étiquetage utilisé pour le produit
- La composition exacte du complément alimentaire
- Le cas échéant, des justificatifs de commercialisation dans un autre État membre
L’arrêté du 24 juin 2014 établit la liste des plantes autorisées dans les compléments alimentaires en France. Cette liste, plus restrictive que dans certains pays européens, illustre les disparités réglementaires persistantes au sein de l’Union européenne.
Le principe de reconnaissance mutuelle, pilier du droit européen, permet théoriquement la libre circulation des compléments alimentaires légalement commercialisés dans un État membre. Toutefois, les autorités nationales peuvent s’opposer à cette commercialisation pour des motifs de santé publique, créant ainsi des obstacles au commerce intracommunautaire.
L’affaire Solgar Vitamin’s France (CJUE, 29 avril 2010) illustre ces tensions : la Cour a jugé que les États membres peuvent fixer des quantités maximales de vitamines et minéraux dans les compléments alimentaires, à condition que cette restriction soit justifiée par une évaluation scientifique des risques.
Une fois la déclaration effectuée, la DGCCRF dispose d’un délai de deux mois pour s’opposer à la commercialisation du produit. En l’absence d’opposition, le fabricant peut procéder à la mise sur le marché. Ce mécanisme de contrôle a posteriori diffère radicalement du régime d’AMM applicable aux médicaments, où le contrôle est effectué a priori.
Les fabricants étrangers souhaitant commercialiser leurs produits en France doivent désigner un responsable de la mise sur le marché établi sur le territoire national. Cette personne morale ou physique engage sa responsabilité juridique quant à la conformité du produit avec la réglementation française.
Le non-respect des obligations déclaratives est sanctionné par l’article L.214-2 du Code de la consommation, qui prévoit une amende de 4500 euros. Des sanctions plus lourdes sont applicables en cas de mise en danger de la santé des consommateurs.
Exigences d’étiquetage et allégations autorisées
L’étiquetage des compléments alimentaires est soumis à une réglementation stricte qui vise à protéger les consommateurs contre les informations trompeuses tout en garantissant leur droit à une information complète. Ces règles sont définies tant au niveau européen par le Règlement (UE) n°1169/2011 concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires, qu’au niveau national par le Code de la consommation.
Les mentions obligatoires sur l’étiquetage d’un complément alimentaire comprennent :
- La dénomination « complément alimentaire »
- Le nom des catégories de nutriments ou substances caractérisant le produit
- La portion journalière recommandée
- Un avertissement contre le dépassement de la dose indiquée
- Une mention indiquant que les compléments alimentaires ne se substituent pas à une alimentation variée
- Un avertissement indiquant que les produits doivent être tenus hors de portée des jeunes enfants
La question des allégations nutritionnelles et de santé constitue un enjeu majeur pour les fabricants. Le Règlement (CE) n°1924/2006 encadre strictement les allégations pouvant être utilisées dans la commercialisation des compléments alimentaires. Ce texte distingue les allégations nutritionnelles (comme « riche en calcium ») des allégations de santé (comme « contribue au maintien d’une ossature normale »).
Les allégations de santé sont particulièrement encadrées et doivent figurer sur une liste positive établie par la Commission européenne après évaluation scientifique par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Cette liste, régulièrement mise à jour, comprend actuellement plus de 200 allégations autorisées.
La jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne a précisé l’interprétation de ces dispositions. Dans l’arrêt Innova Vital (CJUE, 10 septembre 2020), la Cour a confirmé qu’une allégation de santé non autorisée ne peut être utilisée, même si elle est scientifiquement exacte. Cette rigueur vise à harmoniser l’information fournie aux consommateurs à l’échelle européenne.
En France, la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF) veille au respect de ces dispositions. Les infractions aux règles d’étiquetage peuvent être sanctionnées sur le fondement de l’article L.121-2 du Code de la consommation relatif aux pratiques commerciales trompeuses.
Le contentieux relatif aux allégations non conformes est abondant. Le Tribunal de Grande Instance de Paris a notamment condamné en 2018 un fabricant pour avoir utilisé des allégations thérapeutiques sur un complément alimentaire à base de curcuma, lui attribuant des propriétés anti-inflammatoires réservées aux médicaments.
L’étiquetage doit par ailleurs respecter les règles générales d’information du consommateur, notamment concernant la liste des ingrédients, les conditions de conservation, la date de durabilité minimale et l’identification du responsable de la mise sur le marché.
Le cas particulier des compléments contenant des plantes
L’étiquetage des compléments alimentaires contenant des plantes fait l’objet de dispositions spécifiques. L’arrêté du 24 juin 2014 impose de mentionner le nom scientifique de la plante, la partie utilisée et, le cas échéant, les précautions d’emploi particulières.
Responsabilité juridique des fabricants et distributeurs
La mise sur le marché de compléments alimentaires engage la responsabilité juridique des fabricants et distributeurs à plusieurs niveaux. Cette responsabilité peut être engagée sur différents fondements légaux, reflétant la nature hybride de ces produits, à la frontière entre l’alimentaire et le pharmaceutique.
La responsabilité du fait des produits défectueux, codifiée aux articles 1245 et suivants du Code civil, constitue un premier niveau de responsabilité. Un complément alimentaire est considéré comme défectueux s’il n’offre pas la sécurité à laquelle le consommateur peut légitimement s’attendre. Cette responsabilité est objective, c’est-à-dire qu’elle ne nécessite pas la démonstration d’une faute du fabricant.
L’affaire des compléments alimentaires à base de levure de riz rouge illustre cette problématique. En 2013, plusieurs fabricants ont été condamnés après que leurs produits, contenant naturellement de la monacoline K (substance proche des statines), ont provoqué des effets indésirables chez des consommateurs. La Cour d’appel de Paris a considéré que l’absence d’avertissement sur les risques d’interaction médicamenteuse constituait un défaut de sécurité.
La responsabilité pour pratiques commerciales trompeuses est fréquemment invoquée dans le contentieux relatif aux compléments alimentaires. L’article L.121-2 du Code de la consommation sanctionne les allégations de nature à induire en erreur le consommateur, notamment sur les propriétés du produit. Cette infraction est punie de deux ans d’emprisonnement et de 300 000 euros d’amende, montant pouvant être porté à 10% du chiffre d’affaires annuel.
Les distributeurs, bien que n’étant pas les fabricants, peuvent voir leur responsabilité engagée au titre de leur obligation de vérification. La jurisprudence considère qu’un distributeur professionnel doit s’assurer de la conformité des produits qu’il commercialise avec la réglementation en vigueur.
La vente en ligne de compléments alimentaires soulève des questions spécifiques de responsabilité. Le Règlement (UE) 2019/1020 relatif à la surveillance du marché désigne les plateformes comme des « opérateurs économiques » potentiellement responsables des produits vendus par leur intermédiaire, notamment lorsque le fabricant est établi hors de l’Union européenne.
Obligations de pharmacovigilance et de signalement
Bien que les compléments alimentaires ne soient pas soumis au système de pharmacovigilance applicable aux médicaments, les fabricants et distributeurs ont une obligation de signalement des effets indésirables. Le dispositif de nutrivigilance, piloté par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (ANSES), impose aux professionnels de santé et aux industriels de signaler tout effet indésirable susceptible d’être lié à la consommation d’un complément alimentaire.
Le non-respect de cette obligation peut entraîner des sanctions pénales au titre de la mise en danger de la vie d’autrui (article 223-1 du Code pénal) ou de la tromperie sur les qualités substantielles d’une marchandise (article L.441-1 du Code de la consommation).
Les fabricants ont par ailleurs une obligation de traçabilité, imposée par le Règlement (CE) n°178/2002. Ils doivent être en mesure d’identifier leurs fournisseurs et leurs clients professionnels, afin de faciliter le retrait ou le rappel des produits en cas de problème de sécurité.
La responsabilité des fabricants peut être atténuée par le comportement du consommateur, notamment en cas de non-respect des préconisations d’usage. La Cour de cassation a ainsi considéré, dans un arrêt du 7 mars 2017, que le consommateur qui dépasse volontairement la dose recommandée assume une part de responsabilité dans la survenue d’effets indésirables.
Perspectives d’évolution du cadre juridique des compléments alimentaires
Le cadre juridique des compléments alimentaires connaît des mutations constantes, reflétant l’évolution des connaissances scientifiques et des attentes sociétales. Plusieurs tendances se dessinent pour les prochaines années, sous l’impulsion des instances européennes et des autorités nationales.
L’harmonisation renforcée des réglementations nationales constitue un objectif prioritaire de la Commission européenne. Les disparités actuelles entre États membres créent des distorsions de concurrence et compromettent la protection uniforme des consommateurs. Un projet de règlement d’harmonisation totale est en préparation pour remplacer la Directive 2002/46/CE, qui laissait une marge d’appréciation importante aux États dans sa transposition.
Ce futur règlement devrait notamment établir des listes positives harmonisées pour les substances botaniques et autres ingrédients actuellement soumis à des régimes nationaux divergents. La France et l’Italie, qui disposent de listes nationales détaillées, poussent pour une approche restrictive, tandis que des pays comme les Pays-Bas défendent une approche plus libérale.
Le renforcement des contrôles sur la vente en ligne représente un autre axe d’évolution majeur. Le commerce électronique transfrontalier de compléments alimentaires échappe partiellement aux contrôles nationaux traditionnels. Pour y remédier, le Règlement (UE) 2017/625 relatif aux contrôles officiels prévoit des mesures spécifiques pour les ventes à distance, notamment des achats-tests anonymes par les autorités.
La création d’un système européen de notification préalable, similaire au système RAPEX pour les produits dangereux, est envisagée pour faciliter la circulation de l’information entre autorités nationales concernant les compléments alimentaires problématiques.
L’encadrement des nouvelles technologies
L’innovation technologique dans le secteur des compléments alimentaires soulève de nouvelles questions juridiques. Les nanotechnologies, permettant d’améliorer la biodisponibilité des nutriments, font l’objet d’une attention particulière. Le Règlement (UE) 2015/2283 relatif aux nouveaux aliments impose une évaluation préalable des ingrédients sous forme nanométrique avant leur utilisation dans les compléments alimentaires.
La personnalisation nutritionnelle, basée sur des tests génétiques ou microbiomiques, soulève des questions de protection des données personnelles. Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) classe les données génétiques comme des données sensibles nécessitant des garanties renforcées. Les fabricants proposant des compléments « sur mesure » doivent se conformer à ces exigences.
L’intégration de substances issues de nouvelles sources, comme les algues ou les insectes, dans les compléments alimentaires nécessite une clarification du cadre juridique applicable. Ces ingrédients peuvent relever du règlement sur les nouveaux aliments, imposant une procédure d’autorisation préalable au niveau européen.
Vers une spécialisation du contentieux
La complexité croissante du droit des compléments alimentaires conduit à une spécialisation du contentieux. En France, la création de juridictions spécialisées en matière de produits de santé pourrait s’étendre aux litiges relatifs aux compléments alimentaires. Cette évolution permettrait une meilleure prise en compte des spécificités techniques de ces produits.
Le développement de modes alternatifs de règlement des litiges, comme la médiation de la consommation, offre des perspectives intéressantes pour résoudre les différends entre consommateurs et fabricants. La Fédération Européenne des Associations de l’Industrie des Compléments Alimentaires (EHPM) travaille à l’élaboration d’un code de bonnes pratiques incluant un mécanisme de médiation sectorielle.
L’évolution du cadre juridique des compléments alimentaires s’inscrit dans une tendance plus large de rapprochement entre le droit alimentaire et le droit pharmaceutique. Les exigences de sécurité et d’information des consommateurs tendent à s’aligner sur les standards élevés du secteur pharmaceutique, tout en préservant la spécificité des compléments alimentaires.
La jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne continuera de jouer un rôle déterminant dans l’interprétation des textes européens et la définition des lignes de démarcation entre compléments alimentaires et médicaments. Les récentes décisions témoignent d’une approche pragmatique, privilégiant la protection des consommateurs tout en évitant des restrictions disproportionnées à la libre circulation des marchandises.
